Le département de Science politique vient de perdre un grand intellectuel et un grand maître. On allait le nommer professeur émérite, il sera finalement « professeur éternel », comme le formulait Francis Dupuis-Déry dans un message de condoléances. Et, en effet, avec toutes ces générations d’intellectuel-le-s et de professeur-e-s qu’il a formé au cours de ses 36 ans d’enseignement à l’UQAM et plusieurs autres ailleurs, sa pensée continuera à être transmise dans les universités du monde entier.

J’ai eu le bonheur de connaître « Monsieur Corten » il y a 29 ans de cela, lorsque ma conjointe, Marie-Christine Doran, m’a invité à assister à son « meilleur cours ». Par la suite, je me suis inscrit à tous ses cours et je l’ai choisi comme directeur de maîtrise et de doctorat. En 2001, nous avons fondé ensemble, Corten, Marie-Christine et moi, le GRIPAL (Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine) au sein duquel j’ai pu collaborer avec cet infatigable penseur et chercheur de terrain jusqu’à ses derniers instants.

En effet, malgré une récente retraite de l’enseignement, Corten n’a jamais cessé d’écrire et de réaliser des recherches de terrain. D’Haïti à l’Afrique du sud, en passant par le Brésil, le Rouanda, le Venezuela, l’Équateur, la République dominicaine ou l’Algérie… les chemins de Corten ont toujours été auprès des laissé-e-s pour compte, les invisibilisés de la société autant que du savoir.

Car, en plus d’avoir été un auteur prolifique, Corten s’est distingué par son approche globale à la science politique. Refusant de séparer la théorie ou la pensée politique d’un travail ethnosociologique de terrain ou d’une perspective comparatiste, voir-même des relations internationales, le travail de Corten a toujours cherché à articuler plusieurs dimensions des sciences politiques et sociales afin de rendre compte des désirs et volontés des « damnés de la terre », dans leurs luttes pour leur reconnaissance ou libération.

En plus d’innover sur le plan méthodologique, en développant une pensée politique fondée sur l’analyse discursive de récits de vie ou du « parler ordinaire », André Corten a également su être à l’avant-garde des enjeux politiques de son temps, s’intéressant très tôt aux liens entre le politique et le religieux, en accompagnant de manière critique les processus de transitions démocratiques en Amérique latine et en Afrique, en s’intéressant aux soulèvements populaires quelques années avant les printemps des peuples ou en s’intéressant actuellement aux migrations forcées dans une perspective de l’hospitalité.

Corten a ainsi développé une « militance théorique » dont le caractère militant résidait moins dans le fait de « prendre parti » envers les exploité-e-s, les dominé-e-s ou les subordonné-e-s, que dans le fait de combattre, dans et par la théorie politique, les déformations idéologiques tendant à fétichiser les sujets sociaux en niant leur autonomie.

Postulant l’égalité de toustes, Corten a aussi innové dans sa manière collégiale de diriger le GRIPAL, incorporant sur un même pied d’égalité chaque collaborateur ou collaboratrice, peu importe son rang académique.

De ce fait, en plus de sa famille, il laisse dans le deuil de nombreux collègues et ami-e-s, dans le monde académique et populaire. Je me joins à toustes dans cette « souffrance partagée ».

¡Hasta siempre! Compañero Corten

Ricardo Peñafiel

En plus d’une œuvre colossale

· L’interpellation plébéienne en Amérique latine. Violence, actions directes et virage à gauche Paris/ Québec, Karthala/ PUQ, 2012. (Co-direction avec Catherine Huart et Ricardo Peñafiel).

· L’État faible. Haïti/ République Dominicaine, Montréal, Mémoire d’encrier, 2011.

· Images incandescentes. Amérique latine : violence et expression politique de la souffrance, Montréal, Nota Bene, 2010. (Co-écrit avec Molina, Vanessa)

· La violence dans l’imaginaire latino-américain, Montréal : Éditions Karthala / Presses de l’Université du Québec, 2008, dirigé par André Corten, avec la collaboration d’Anne-Élizabeth Côté, Préface de Sergio Adorno. · L’autre moitié de l’Amérique du Sud. Lettres à mon petit-fils, Montréal : Mémoire d’encrier, 2008, 175p

· Diabolisation et mal politique. Haïti : misère, religion et politique, Montréal : CIDIHCA, 2000.

· Le pentecôtisme au Brésil : émotion du pauvre et romantisme théologique, Paris : Éditions Karthala, 1995, 307p. · Les peuples de Dieu et de la forêt : à propos de la « nouvelle gauche » brésilienne, Montréal/ Paris, VLB/ L’Harmattan, 1990, 172p.

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