Congrès CALACS 2013 – « Souffrance et désordre : ONG et parler ordinaire en Haïti. » (3 mai 2013)

De par leur caractère violent et soudain, les catastrophes naturelles mènent à une suspension de l’ordre social et politique établi. Dans l’Haïti de l’après-séisme de 2010, le nombre important de morts rend à lui seul compte de l’ampleur des bouleversements. Au Guatemala, à moindre échelle, les états d’urgence décrétés en 2010 et en 2011 en réaction aux pluies diluviennes et tempêtes tropicales témoigne de l’impuissance de l’appareil gouvernemental.

En constituant la scène et le récit d’un désastre, les ONG répondent, à leur façon, à la question de la souffrance. À partir du langage juridique des droits fondamentaux et des critères techniques des experts de l’urgence humanitaire, elles définissent les besoins des populations touchées et mettent en application divers programmes d’aide, se substituant parfois même au travail de l’État. Mais ce faisant, sans en avoir l’intention, n’accaparent-elles pas aussi l’espace d’expression et ne désapproprient-elles pas leurs «bénéficiaires» de leur savoir subjectif? En quoi l’influence des ONG se distingue-t-elle des effets du discours religieux? Peut-on différencier les effets de l’action des ONG internationales et des ONG locales sur l’expression de leurs «bénéficiaires»? Malgré tout, la présence de nouveaux acteurs que sont ces types d’ONG, sur un terrain d’expression auparavant dominé par le discours religieux, ne permet-elle pas aussi la réappropriation d’un savoir populaire dans le parler ordinaire?

Programme

Vendredi, 3 mai 2013

13:15 – 14:45

Souffrance et désordre : ONG et parler ordinaire en Haïti. Partie 1
Animation: René Delvaux, UQAM
Discutant: Ricardo Peñafiel, Université de Montréal

Catherine Huart, UQAM
“Récits d’intervention des ONG dans l’urgence: Le rôle structurant des énoncés de droits humains”

De toutes les catastrophes naturelles et les situations d’urgence qu’elles engendrent surgit un récit, un discours. Mise en discours des désastres, de la souffrance mais également mise en discours de « l’aide » et de son organisation. Un discours qui émane tant au niveau du sens commun que des différents intervenants, qu’ils soient locaux ou internationaux, mais où les ONG occupent une place toute centrale. Or, une des principales particularités des ONG se trouve dans la défense des droits humains. Leur discours est la plupart du temps défini, voire saturé, par ce type d’énoncés. Certes, cette défense des droits humains se pose dans un second temps par rapport à l’aide humanitaire concrète en situation d’urgence. Néanmoins, ces derniers demeurent structurants de la mise en discours des situations d’urgence. À partir du cas d’Haïti, il est question, dans cette communication, d’explorer les liens entre la prise en charge de la souffrance par les ONG (locales et internationales) et le discours des droits fondamentaux. Plus précisément, il s’agit de saisir dans quelle mesure le discours des droits humains structure les récits d’intervention et la manière dont il se situe face aux énoncés de savoir sur la souffrance.

André Corten, UQAM
“Les « mauvais bénéficiaires » de l’aide humanitaire en Haïti”

Les catastrophes naturelles introduisent une dimension de désordre. Sans vouloir tomber dans le misérabilisme, il est entendu que l’être humain exprime un pan de son vécu en termes de souffrance. Il trouve dans la société différents répertoires qui lui imposent un mode d’expression dont les formes religieuses ont longtemps été privilégiées. Comment se fait-il que face à l’urgence, les rapports ne s’articulent plus simplement en termes de souffrants et non souffrants, mais en termes de bénéficiaires et de non bénéficiaires (catégories n’ayant pas droit à l’aide? Alors que les ONG humanitaires définissent les règles de répartition entre bénéficiaires et non bénéficiaires, à travers l’état d’exception la population s’écarte des ordres de rangement qui lui sont imposés. Ces écarts peuvent être reçus par les ONG comme la manifestation de « mauvais bénéficiaires ». Ils sont considérés comme tels dans la mesure où ils sont vus comme abusant du droit d’être bénéficiaires, mais plus fondamentalement parce ces « mauvais bénéficiaires » sont perçus comme contestant implicitement les valeurs au nom desquelles les ONG mènent leur action. En dégageant les effets d’écart dans les récits de bénéficiaires et de non bénéficiaires de l’aide humanitaire, collectés en septembre 2012, par rapport aux présupposés des ONG et de leurs intervenants, nous entrevoyons comment le statut de « mauvais bénéficiaire » constitue l’opportunité d’une réappropriation du savoir sur la souffrance.

Andréanne Martel, UQAM
“Au coeur de l’expropriation des savoirs en Haïti : L’expert humanitaire”

Selon Peter M. Haas, une communauté épistémique se forge par un réseau d’experts qui détient un savoir reconnu et qui partage la même expertise normative. Suivant les discours d’ONG en Haïti, l’expert humanitaire, pour sa part, détient un savoir sur les réponses aux crises, les pratiques humanitaires, la prévention des désastres, le renforcement des capacités locales et bien d’autres compétences techniques reliées à la protection des droits fondamentaux des populations et à l’impératif humanitaire qui prétend les défendre.

Ainsi, il importe de se questionner sur les sources de cette expertise et de ce savoir normatif. La construction de ce savoir « normé », souvent exclusif aux experts humanitaires internationaux et hiérarchisés, puisque perçu comme étant plus essentiel que l’expertise et le savoir haïtien, tiendrait en partie de l’expérience répétée de crises humanitaires, mais surtout des codes de conduite et manuels d’intervention statuant sur les standards minimaux dans le cadre d’interventions internationales. De plus, la résurgence de crises en Haïti a donné lieu à une présence continue de ces experts des crises créant de nouveaux « experts d’Haïti », internationaux et/ou Haïtiens. Dans ce contexte, peut-on parler d’une « expropriation » du savoir de sens commun et le cas échéant, quelle place demeure pour le discours non réapproprié des populations qui ont une expérience du séisme, mais aussi des catastrophes naturelles et des moyens d’y faire face?

15:00 – 16:30

Souffrance et désordre : ONG et parler ordinaire en Haïti. Partie 2
Animation: André Corten, UQAM
Discutant: Andréanne Martel, UQAM

René Delvaux, UQAM
“La problématique des camps de réfugiés dans le contexte haïtien : espaces de contrôle et d’autonomie”

Dans les camps constitués suite à un désastre, les gestionnaires humanitaires cherchent à garantir les conditions minimales de la survie des populations. Au-delà des impératifs de l’urgence, ces lieux incarnent la logique, les normes et les valeurs des ONG qui en ont la charge. Didier Fassin et Mariella Pandolfi soulignent la dimension biopolitique des mesures d’exception régies par la raison humanitaire en constatant par exemple l’organisation des corps dans les camps comme support de sens. C’est à l’intérieur de cet espace politique de la santé que s’observerait une contamination entre état d’exception et urgence pérennisée. En Haïti, près de trois ans après le séisme, près de 370 000 personnes vivraient encore dans des camps. La persistance des problèmes justifie ainsi l’introduction de l’espace d’exception dans une nouvelle temporalité. Cette gestion des vulnérabilités déployée sur le long terme perpétuerait selon Michel Agier des modes de répartition de l’aide et d’organisation des relations humaines qui bloquent le retour à une vie sociale libre. Les populations réfugiées continueraient alors d’être assujetties au pouvoir des ONG sur leur vie par un processus similaire à celui que Giorgio Agamben décrit comme passage d’individus à êtres vivants indistincts, déplacés et localisés. Quels rapports ces lectures de l’aliénation et de la désappropriation opérées par l’action humanitaire entretiennent-ils avec la réalité des camps de réfugiés haïtiens? La dynamique des comités de camp, l’apparition d’une petite criminalité et les manifestations parfois controversées du religieux suggèrent l’existence d’espaces qui s’affranchissent du contrôle d’une gestion humanitaire aseptisée.

Ilionor Louis, UQAM
“Conditions de vie, capacités et marginalisation des populations des campements à Port-au-Prince”

Les habitants des camps de Canaan, de Corail Cesse-Lesse et de Lapiste à Port-au-Prince sont venus de toutes parts peupler ces nouveaux territoires. Le tremblement de terre du 12 janvier les a poussés à fuir leur demeure dans des bidonvilles de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince. Installés dans ces nouvelles terres d’accueil, ils manquent de tout, maintenant, après une certaine prise en charge par des organisations non gouvernementales (ONG), quelques mois après le séisme. Accéder à l’eau, à l’électricité, aux soins de santé, à l’éducation pour les enfants, à un logement décent ou aux services d’assainissement s’avère difficile. Pourtant, quand on questionne la plupart d’entre eux sur leurs capacités à sortir de cette situation, ils s’en remettent d’abord à Dieu puis aux ONG tout en affichant de la méfiance pour les organisations sociopolitiques. Ils se trouvent dans une situation d’attentisme. En effet, après le séisme, la prise en charge de ces populations par les ONG leur a fait oublier les mauvaises conditions de vie dans les quartiers précaires puisque les «humanitaires» leur ont apporté ce qu’ils avaient besoin pour vivre mieux qu’avant. Mais quand l’aide s’est essoufflée, ces populations retournent à une situation jugée bien pire qu’avant, à cause de leur décapitalisation et de la distance de leur quartier par rapport au Centre-Ville. Ne peut-on pas dire qu’elles font l’expérience d’une marginalisation renforcée?

Ricardo Peñafiel, Université de Montréal, Centre de recherche sur les politiques et le développement social (CPDS)
“Le souverain désordre. État d’urgence, chosification des victimes et redéfinition du « souverain » en Haïti”

Après les tremblements de terre de janvier 2010, une armada d’organisations humanitaires envahit Haïti. Ce morceau d’île était déjà désigné comme la « République des ONG », avant l’état d’urgence. Pourtant, la catastrophe a rendu l’État haïtien « inexistant ». Le déferlement d’un immense flux de capitaux représentant le double du PIB du pays, et sur lequel l’État n’a pratiquement aucun contrôle, tend à redéfinir la topographie des « forces » en présence. Sans qu’aucune ONG ne puisse se définir comme le « souverain » de cette nouvelle scène politique surgie de l’urgence, une convergence stratégique de positions divergentes se développe autour du discours humanitaire. Construisant une figure de la victime et de la souffrance, comme ailleurs on développe la figure du peuple souverain, l’humanitaire tend à légitimer son pouvoir en fonction d’un sujet absent, chosifié ou instrumentalisé dans et par des dispositifs rendant les populations conformes aux actions qu’on veut mener en leur nom. Il ne s’agit pas ici de dénoncer une manipulation intentionnée de l’ignorance et du désarroi du peuple mais d’interpréter la redéfinition de la scène politique haïtienne en fonction de discours qui, pour désintéressés qu’ils puissent être, ne tendent pas moins à définir les places des locuteurs légitimes de la scène politique et de l’espace public. En analysant un corpus constitué de déclarations (et d’actions) d’ONG internationales, nationales, laïques et confessionnelles, je chercherai à montrer comment se joue autour des savoirs sur la souffrance une lutte idéologique fondamentale pour la représentation du politique en Haïti.

  • Date: mai, 3, 2013
  • Événement: Souffrance et désordre : ONG et parler ordinaire en Haïti
  • Lieu: Ottawa - Canada