
Sous la direction de André Corten
Résumé:
Les catastrophes naturelles et l’action humanitaire qui s’ensuit désapproprient-elles le savoir du parler ordinaire sur la souffrance ou donnent-elles une occasion de s’en approprier ? La question est posée dans deux contextes radicalement différents. Les catastrophes naturelles peuvent provoquer une situation d’exception ou, au contraire, elles peuvent être inscrites dans la mémoire des gens comme des situations récurrentes. Ces deux cas définissent chacun des modes d’action humanitaire qui produisent des effets distincts. Le séisme de 2010 en Haïti a non seulement créé une situation d’exception, mais il est, par son coût humain, sans précédent. Cela a sans doute justifié un afflux sans commune mesure des organisations non gouvernementales (ONG). L’ampleur du désastre et de l’entreprise correspondante de secours d’urgence dans une fébrilité parfois cacophonique a retenu l’attention tant des institutions publiques que des chercheurs. On a fait état en Haïti du coût de l’aide, du gaspillage de celle-ci, de son inefficacité, de la part non honorée de l’aide promise, de la concurrence acharnée et vaine entre les ONG, du rôle d’empiètement des ONG sur les prérogatives de l’État, du manque de considération des structures sociales existantes, du caractère uniformisant des interventions humanitaires, même parfois de la destruction irréfléchie des réseaux sociaux de la population haïtienne. Au Guatemala où les désastres sont à la fois plus fréquents et de moindre ampleur, l’action humanitaire des ONG semble mieux organisée et davantage liée aux groupes associatifs. Les effets de l’action des ONG sur le mode de mise en récit de la souffrance sont-ils alors les mêmes ? En Haïti ou au Guatemala, l’attention des chercheurs s’est tournée vers ces actions humanitaires, mais peu sur les effets qu’elles engendrent sur le rapport à soi des populations affectées.
Maintenant les ONG se sont globalement retirées d’Haïti. Elles ont laissé derrière elles un monde souvent largement inadapté à la reconstruction et même à la survie, mais un monde surtout raconté dans des récits « appauvris » par des contraintes énonciatives propres au champ (discursif) de l’aide internationale. Ces récits nous parviennent à travers un ordre du discours qui – régulé par les ONG et secondairement par un État faible – raréfie l’expression de la souffrance. Alors qu’au lendemain du séisme, le débordement populaire d’émotions religieuses s’était mêlé à une expression très vive de solidarité immédiate, saluée par les groupes associatifs, avec l’intervention d’ONG imposant une laïcité de principe (même dans les ONG confessionnelles), c’est à la fois le savoir populaire sur la souffrance, les expressions de religiosité et cette entente spontanée qui sont mis entre parenthèses. Où sont-ils même taris ?
Au caractère uniformisant de l’intervention des ONG, à son impact sur les structures d’organisation, et aux enjeux relatifs à la répartition et à la gestion de l’aide internationale – des champs d’études déjà partiellement couverts dans la littérature existante – vient s’ajouter un autre champ : les effets de l’intervention des ONG sur le mode de raconter la souffrance. L’étude de ce mode de raconter est l’angle d’approche particulier des textes proposés dans ce numéro. Il table sur le fait que les populations affectées par les catastrophes possèdent un savoir préalable sur la souffrance qui leur permet de réagir à ces circonstances exceptionnelles pour se réapproprier la situation et leur rapport au monde.
- Auteur-e-(s): André Corten; Martin Hébert
- Date: octobre, 2015
- Référence: Corten, André et al., Les ONG face aux catastrophes naturelles : effets sur les modes de raconter la souffrance, Politique et Sociétés, Volume 34, numéro 3, 2015, p. 3-8